CHAPITRE IX

Le vent reprit de la vigueur peu avant l’aube, et lorsque le ciel commença à s’éclaircir au-dessus des collines émoussées, à l’est, c’étaient de véritables rafales qui soufflaient, faisant filer les nuages bas, au-dessus de leurs têtes. A ce moment-là, Garion ne se sentait plus de fatigue, et son esprit s’égarait dans une sorte de transe hypnotique. Il ne reconnaissait pas le visage de ses compagnons dans les ténèbres qui commençaient à se dissiper. Il lui arrivait même par instants de ne plus savoir ce qu’il faisait à cheval, et de se demander pourquoi il se retrouvait sur cette route qui ne menait nulle part, au milieu de ce paysage lugubre et morne, en compagnie, surtout, de ces inconnus aux faciès inquiétants dont les houppelandes claquaient dans le vent. Une idée étrange lui passa alors par la tête. Ces étrangers avaient dû l’enlever, et ils l’emmenaient loin de ses vrais amis. Plus ils avançaient, plus cette notion s’ancrait en lui, et il commença à prendre peur.

Tout d’un coup, sans savoir pourquoi, il cabra son cheval et prit la fuite, ne faisant qu’un bond par-dessus le bas-côté de la route pour s’engager dans les terres qui la bordaient.

— Garion ! appela une voix de femme, dans son dos.

Mais il enfonça ses talons dans les flancs de sa monture et fila à bride abattue à travers les champs au sol accidenté.

Quelqu’un le pourchassait. Un homme terrifiant, vêtu de cuir noir, dont le crâne rasé arborait une unique mèche noire qui flottait dans le vent de sa course. Pris de panique, Garion talonna son cheval dans l’espoir de l’amener à accélérer son allure, mais le cavalier effrayant qui le poursuivait raccourcit rapidement la distance qui les séparait et lui prit les rênes des mains.

— Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-il d’un ton âpre.

Garion le dévisagea, incapable de répondre.

Puis la femme en cape bleue fut là, et les autres aussi, non loin derrière elle. Elle mit rapidement pied à terre et le regarda d’un air austère. Elle était grande pour une femme, et son visage arborait une expression froide et impérieuse. Elle avait les cheveux très noirs, striés d’une mèche blanche, juste au-dessus du front.

Garion se mit à trembler. La femme lui faisait incroyablement peur.

— Descends de ce cheval, ordonna-t-elle.

— Doucement, Pol, dit un homme aux cheveux d’argent et au visage inquiétant.

Un immense géant à la barbe rouge se rapprocha à son tour sur son cheval, menaçant, et Garion glissa à bas de sa monture, en sanglotant presque de peur.

— Viens ici, commanda la femme. Garion s’approcha, d’un pas incertain.

— Donne-moi ta main, dit-elle.

Il tendit sa main en hésitant et elle lui prit fermement le poignet. Elle lui ouvrit les doigts, révélant la vilaine marque qu’il avait dans la paume et qu’il lui semblait avoir toujours détestée, et elle la plaça sur la mèche blanche qui striait sa chevelure.

— Tante Pol, hoqueta-t-il, comme le cauchemar se dissipait tout à coup.

Elle l’entoura de ses bras, le serra très fort contre elle, et le garda un moment contre sa poitrine. Chose étrange, il n’était même pas embarrassé par cette démonstration d’affection en public.

— C’est grave, père, déclara-t-elle.

— Que s’est-il passé, Garion ? demanda sire Loup de sa voix calme.

— Je n’en sais rien, répondit Garion. C’était comme si je ne vous connaissais plus ; vous étiez des ennemis et je n’avais qu’une idée en tête, fuir loin de vous et retrouver mes vrais amis.

— Tu portes toujours ton amulette ?

— Oui.

— L’as-tu enlevée à un moment quelconque, depuis que je te l’ai donnée ?

— Une seule fois, admit Garion. Quand j’ai pris un bain, à l’hôtellerie tolnedraine.

Sire Loup poussa un soupir.

— Tu ne dois pas l’ôter, reprit-il. Jamais, à aucun prix. Sors-la de sous ta tunique.

Garion extirpa le pendentif d’argent orné de son curieux dessin, tandis que le vieil homme dégageait de sous ses vêtements un médaillon qui brillait d’un éclat surnaturel, et où était fièrement campé un loup si criant de vérité qu’il semblait prêt à bondir.

Tante Pol, un bras toujours passé autour des épaules de Garion, dégagea de son corsage une amulette semblable, mais à l’effigie d’une chouette.

— Prends-la dans ta main droite, mon chou, dit-elle, en refermant étroitement les doigts de Garion sur le médaillon.

Puis, étreignant le sien de la main droite, elle posa la gauche sur le poing fermé du jeune garçon. Sire Loup, tenant aussi son talisman d’une main, plaça l’autre sur les leurs.

La paume de Garion se mit à le picoter comme si le pendentif s’animait soudain d’une vie propre. Sire Loup et tante Pol se regardèrent pendant un long moment, et le fourmillement dans la main de Garion devint tout à coup très fort. Il eut l’impression que son esprit s’ouvrait, et des visions aussi étranges que fugitives défilèrent devant ses yeux. Il vit une salle ronde, quelque part, dans un endroit très élevé. Un feu brûlait dans la cheminée, et pourtant il n’y avait pas de bois dedans. Un vieil homme était assis à une table. Il ressemblait un peu à sire Loup, mais c’était évidemment quelqu’un d’autre. Il semblait regarder Garion droit dans les yeux, d’un bon regard doux, presque affectueux, et Garion se sentit tout à coup empli d’un amour dévorant pour lui.

— Ça devrait suffire, jugea sire Loup en lâchant la main de Garion.

— Qui était ce vieux monsieur ? s’enquit Garion.

— Mon Maître, expliqua sire Loup.

— Que s’est-il passé ? intervint Durnik, le visage tendu par l’inquiétude.

— Mieux vaut ne pas en parler, trancha tante Pol. Pensez-vous que vous pourriez faire un peu de feu ? Il serait temps de manger quelque chose.

— Il y a des arbres, là-bas ; au moins, nous serions à l’abri du vent, suggéra le forgeron.

Ils remontèrent tous en selle et se dirigèrent vers le bosquet.

Après avoir pris leur petit déjeuner, ils restèrent un moment assis autour du feu. Ils étaient fatigués, et la perspective d’affronter à nouveau les bourrasques du matin ne leur souriait guère. Garion se sentait particulièrement épuisé, et il aurait donné n’importe quoi pour être encore d’âge à s’asseoir tout contre sa tante Pol et, pourquoi pas, mettre sa tête sur ses genoux et s’endormir comme il faisait quand il était tout petit. La chose étrange qui lui était arrivée l’emplissait d’un sentiment de solitude terrifiant.

— Qu’est-ce que c’est que cet oiseau, Durnik ? questionna-t-il, plus pour chasser ces sinistres pensées que par réelle curiosité.

Il tendait le doigt vers les nuages.

— Un corbeau, répondit Durnik, en regardant le volatile qui décrivait des cercles dans le ciel au-dessus d’eux.

— C’est bien ce qu’il me semblait aussi, reprit Garion. Mais ils ne volent pas en rond, d’habitude, non ?

— Il a peut-être repéré quelque chose par terre, reprit Durnik en fronçant les sourcils.

— Il y a longtemps qu’il est là ? intervint sire Loup avec un regard oblique en direction du gros oiseau.

— Je crois que je l’ai vu pour la première fois quand nous avons traversé le champ, répliqua Garion.

— Qu’en penses-tu ? demanda sire Loup, avec un coup d’œil en direction de tante Pol.

Elle leva les yeux de l’une des chaussettes de Garion qu’elle était en train de repriser.

— Je vais voir.

Son visage prit une expression étrange, comme si elle réfléchissait intensément.

Garion éprouva à nouveau un curieux picotement. Répondant à une impulsion, il tenta d’atteindre mentalement l’oiseau.

— Arrête ça, Garion, ordonna tante Pol, sans le regarder.

— Pardon, dit-il très vite, et son esprit réintégra ses limites.

Sire Loup le regarda d’un drôle d’air, puis lui fit un clin d’œil.

— C’est Chamdar, annonça calmement tante Pol. Elle piqua calmement l’aiguille dans la chaussette, la reposa et se leva en défroissant sa robe bleue.

— Toi, tu mijotes quelque chose, fit sire Loup.

— Je crois que je vais avoir une petite explication avec lui, décréta-t-elle en crispant ses doigts en forme de serres.

— Tu n’arriveras jamais à le rattraper, objecta sire Loup. Tes plumes sont trop souples pour un vent de cette force. Il y a mieux à faire.

Le vieil homme braqua un regard scrutateur sur le ciel.

— Par là, dit-il en indiquant du doigt un point à peine visible au-dessus des collines, à l’ouest. Je préfère te laisser faire, Pol. Je n’ai guère d’affinités avec les oiseaux.

— Bien sûr, père, acquiesça-t-elle.

Elle braqua un regard intense sur la tache et déploya son esprit. Garion sentit une nouvelle fois sa peau le picoter, puis le petit point se mit à son tour à décrire des cercles en s’élevant de plus en plus haut, tant et si bien qu’il finit par disparaître.

Le corbeau ne vit l’aigle qui fondait sur lui qu’au dernier moment, lorsque les serres de l’immense oiseau s’abattirent sur lui. Il y eut un soudain jaillissement de plumes noires, un cri strident, et le corbeau fou de terreur prit la fuite en battant furieusement des ailes, l’aigle dans son sillage.

— Bien joué, Pol, approuva sire Loup.

— Voilà qui devrait lui donner à réfléchir. Mais ne me regardez donc pas ainsi, Durnik, reprit-elle en souriant.

Durnik la dévisageait, bouche bée.

— Comment avez-vous fait ça ? interrogea-t-il.

— Vous voulez vraiment que je vous le dise ? Durnik eut un frisson et détourna promptement le regard.

— En tout cas, je crois que ça règle un problème, continua sire Loup. Inutile, apparemment, de tenter plus longtemps de donner le change. Je ne suis pas sûr des intentions de Chamdar, mais ce que je sais, c’est qu’à partir de maintenant, il ne nous lâchera plus d’une semelle, quoi que nous fassions. Autant nous y faire et foncer tout droit vers Vo Mimbre.

— Nous ne suivons plus la trace ? questionna Barak.

— Elle mène vers le sud, répliqua sire Loup. Je n’aurai aucun mal à la retrouver lorsque nous serons entrés en Tolnedrie. Mais d’abord, je veux m’arrêter pour dire un mot au roi Korodullin. Il y a des choses qu’il doit savoir.

— Korodullin ? répéta Durnik, étonné. J’ai l’impression d’avoir déjà entendu ce nom-là. N’est-ce pas ainsi que s’appelait le premier roi d’Arendie ?

— Tous les rois d’Arendie prennent le nom de Korodullin, lui expliqua Silk. De même que toutes les reines s’appellent Mayaserana. Ça fait partie de la chimère que la famille royale de ce pays entretient pour empêcher le royaume de partir à vau-l’eau. Les membres de la famille sont tenus de se marier entre eux, dans toute la mesure du possible, afin de préserver l’illusion d’unité entre les maisons de Mimbre et d’Asturie. Ça débilite bien un peu la race, mais on n’y peut rien, compte tenu des spécificités de la politique arendaise.

— Ça suffit, Silk, coupa tante Pol, d’un ton réprobateur.

Mandorallen avait l’air pensif.

— Se pourrait-il que ce Chamdar, qui à nos pas si bien s’attache, revête une grande importance dans la sombre société des Grolims ? releva-t-il.

— C’est ce qu’il voudrait, rétorqua sire Loup. Torak n’a que deux disciples, Zedar et Ctuchik, mais Chamdar, qui a toujours été l’instrument de Ctuchik, aimerait bien faire partie du lot. Il se peut qu’il croie enfin tenir sa chance de grimper dans la hiérarchie grolim. Ctuchik est très vieux ; il ne sort pour ainsi dire plus du temple de Torak, à Rak Cthol. Peut-être Chamdar s’est-il avisé qu’il serait temps pour quelqu’un d’autre de devenir Grand’Prêtre.

— Où est le corps de Torak ? A Rak Cthol ? demanda très vite Silk.

— Personne ne le sait avec certitude, repartit sire Loup en haussant les épaules, mais je ne crois pas. Quand Zedar est venu rechercher son corps sur le champ de bataille de Vo Mimbre, je doute fort que c’ait été pour le remettre entre les mains de Ctuchik. Il se trouve peut-être en Mallorie, ou quelque part dans les marches du sud de Cthol Murgos. C’est difficile à dire.

— Quoi qu’il en soit, pour l’instant, c’est Chamdar qui nous préoccupe, conclut Silk.

— Pas si nous continuons à avancer, objecta sire Loup.

— Nous ferions mieux de reprendre la route, alors, déclara Barak, en se levant. Vers le milieu de la matinée, les lourds nuages avaient ; commencé à s’éclaircir, et des taches de ciel bleu apparaissaient maintenant çà et là. D’énormes piliers de lumière enjambaient les ondulations de terrain qui attendaient, détrempées, offertes, les premières caresses du printemps. Comme Mandorallen, qui ouvrait la marche, leur avait fait mener bon train, ils avaient bien couvert six lieues, et ils ralentirent enfin l’allure pour permettre à leurs chevaux fumants de se reposer un peu.

— A combien sommes-nous de Vo Mimbre, grand-père ? demanda Garion, en amenant son cheval près de celui de sire Loup.

— Au moins soixante lieues, répondit celui-ci. Et probablement plutôt quatre-vingts.

— C’est loin.

— Oui.

Garion changea de position sur sa selle en réprimant une grimace.

— Je suis désolé de m’être enfui comme ça, tout à l’heure, s’excusa-t-il, navré.

— Ce n’était pas ta faute. C’est Chamdar qui s’amusait.

— Mais pourquoi avec moi ? Il n’aurait pas pu faire ça à Durnik, ou à Barak ?

Sire Loup le regarda.

— Tu es plus jeune, plus vulnérable.

— Ce n’est pas la seule raison, hein ? fit Garion, d’un ton accusateur.

— Non, en effet, admit sire Loup. Mais c’en est une tout de même.

— Ça fait encore partie de ces choses dont tu ne veux pas me parler, n’est-ce pas ?

— J’imagine que c’est ce que tu pourrais dire, rétorqua platement sire Loup.

Garion se mit à ruminer, mais sire Loup continua imperturbablement sa route, comme indifférent au silence réprobateur du jeune garçon.

Ils s’arrêtèrent pour la nuit dans une hôtellerie tolnedraine pareille à toutes les autres : simple mais correcte, et très chère. Le lendemain matin, le ciel était complètement dégagé, à l’exception de la houle blanche des nuages qui déferlaient, chassés par le vent vif. La vue du soleil leur remit à tous du baume au cœur, et Barak et Silk firent même assaut d’esprit tout en chevauchant, chose que Garion n’avait pas entendue depuis qu’ils s’étaient engagés sous les cieux sinistres du nord de l’Arendie, des semaines auparavant.

Pourtant, Mandorallen, qui n’avait pas dit grand-chose ce matin-là, s’assombrissait à chaque lieue. Il ne portait plus son armure, mais une cotte de mailles et un surcot bleu. Il était tête nue, et le vent jouait dans les boucles de ses cheveux.

Ils passèrent non loin d’un château perché sur une colline, et qui semblait les lorgner d’un air hautain du haut de ses sinistres murailles. Mandorallen parut l’éviter du regard, et son visage se rembrunit encore.

Garion n’arrivait pas à se faire une opinion sur Mandorallen. Il était assez honnête avec lui-même pour reconnaître que ses sentiments étaient encore, dans une large mesure, affectés par les préjugés de Lelldorin, et qu’il n’avait pas vraiment envie d’aimer Mandorallen ; cela dit, en dehors de la mélancolie qui lui était coutumière — et qui semblait, d’ailleurs, être le lot des Arendais —, du langage ampoulé, plein d’archaïsmes, qu’il affectait, et de l’aplomb inébranlable du personnage, peu de choses semblaient réellement détestables sen lui.

Une demi-lieue plus loin, les vestiges d’un unique mur, percé en son centre d’une haute arcade encadrée de pilastres brisés, se dressaient au sommet d’une colline élevée. Une femme attendait, juchée sur son cheval, près des ruines, sa cape rouge sombre flottant au vent.

Sans un mot, comme sans réfléchir, Mandorallen fit quitter la route à son destrier et grimpa la pente à vive allure, à la rencontre de la femme qui le regarda approcher, apparemment sans surprise, mais sans plaisir particulier non plus.

— Mais où va-t-il ? s’étonna Barak.

— C’est une de ses connaissances, répliqua sèchement sire Loup.

— Faut-il que nous l’attendions ?

— Il arrivera bien à nous rattraper. Mandorallen arrêta son cheval près de la femme et mit pied à terre. Il s’inclina devant elle et lui tendit les mains pour l’aider à descendre de cheval. Ils se dirigèrent ensemble vers les ruines, sans se toucher, mais très près l’un de l’autre, puis ils s’arrêtèrent sous l’arc de pierre et se mirent à parler. Derrière les ruines, des nuages filaient dans le ciel tourmenté, et leurs ombres énormes balayaient, indifférentes, la morne glèbe arendaise.

— Nous aurions dû prendre une autre route. Je n’ai pas réfléchi, ronchonna sire Loup.

— Il y a un problème ? s’inquiéta Durnik.

— Rien d’extraordinaire, pour l’Arendie, du moins, rétorqua sire Loup. C’est ma faute, j’en conviens. Il y a des moments où j’oublie ce qui peut arriver aux jeunes gens.

— Ne fais pas tant de mystères, père, riposta tante Pol. C’est très agaçant. Y a-t-il quelque chose que nous devrions savoir ?

— Ce n’est pas un secret, convint sire Loup en haussant les épaules. La moitié du pays est au courant. Une génération entière de vierges arendaises se sera endormie toutes les nuits en pleurant sur cette histoire.

— Père ! cracha tante Pol, exaspérée.

— Très bien, reprit sire Loup. Quand Mandorallen avait à peu près l’âge de Garion, il promettait beaucoup : il était fort, courageux, pas trop malin — il disposait de toutes les qualités qui font un grand chevalier. Son père m’ayant demandé conseil, j’ai pris mes dispositions pour que le jeune homme passe un certain temps chez le baron de Vo Ebor — c’est devant son château que nous sommes passés, tout à l’heure. Le baron, qui jouissait d’une réputation formidable, lui donna la meilleure éducation possible, et étant sensiblement plus âgé que Mandorallen, il fut bientôt comme un second père pour lui. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes lorsque le baron prit pour épouse une femme beaucoup plus jeune que lui ; de l’âge de Mandorallen, à quelque chose près.

— Je vois d’ici comment ça a fini, déclara Durnik d’un ton réprobateur.

— Eh bien, vous n’y êtes pas, le contredit sire Loup. Après la lune de miel, le baron retrouva les occupations propres à tout chevalier et laissa sa jeune épouse tourner en rond toute la journée dans son château, en proie à un ennui mortel. La situation offrait toutes sortes de possibilités d’un romantisme exacerbé. Bref, Mandorallen et la jeune femme se sont mis à échanger des regards, puis des paroles, le genre de choses habituelles, quoi.

— Ça arrive aussi en Sendarie. Mais je suis sûr que le nom que cela porte chez nous est différent de celui que l’on emploie ici, observa Durnik, d’un ton critique, pour ne pas dire offusqué.

— Vous sautez trop vite aux conclusions, Durnik, le rembarra sire Loup. Les choses ne sont jamais allées plus loin. Cela aurait peut-être mieux valu. L’adultère n’est pas un crime, au fond, et avec le temps, ça leur aurait passé. Tandis que là... Ils aimaient et respectaient bien trop le baron pour flétrir son honneur, aussi Mandorallen quitta-t-il le château avant de perdre le contrôle de la situation. Et maintenant ils souffrent tous les deux en silence. Enfin, tout ça est peut-être très touchant, mais ça me fait l’effet d’un immense gâchis. Cela dit, je n’ai plus leur âge, évidemment.

— Il y a longtemps que tu n’as plus l’âge de personne, père, dit tante Pol.

— Tu n’avais pas besoin de me le rappeler, Pol. Silk eut un rire sardonique.

— Je suis bien aise de constater que notre prodigieux ami a tout de même eu le mauvais goût de s’amouracher de la femme d’un autre. Sa majesté commençait à : devenir un tantinet nauséeuse.

Le visage du petit homme arborait cette expression amère et désabusée que Garion y avait déjà vue au Val d’Alorie, quand il avait parlé avec la reine Porenn.

— Le baron est-il au courant ? demanda Durnik.

— Et comment, répondit sire Loup. C’est bien cela que leur histoire émeut les citoyens de ce pays jusqu’à l’écœurement. Un chevalier encore plus stupide { apparemment que la moyenne des Arendais s’étant jadis permis une mauvaise plaisanterie à ce sujet, le baron le provoqua en duel, et lui passa à l’instant une lance au travers du corps. Depuis ce jour, très peu de gens s’amusent de la situation.

— C’est tout de même révoltant, décréta Durnik.

— Leur comportement est au-dessus de tout reproche, Durnik, déclara fermement tante Pol. Il n’y a rien de honteux là-dedans, tant que ça ne va pas plus loin.

— Les honnêtes gens ne se laissent pas entraîner dans ce genre d’aventures, d’abord, affirma Durnik.

— Vous n’arriverez jamais à la convaincre, Durnik, reprit sire Loup. Polgara a passé de trop nombreuses années aux côtés des Arendais wacites, qui étaient aussi gravement atteints, sinon plus, que les Mimbraïques. On ne peut pas baigner indéfiniment dans l’eau de rose sans que ça finisse par se sentir. Par bonheur, ça n’a pas totalement étouffé son bon sens. Elle ne succombe qu’occasionnellement à un sentimentalisme miévrasse, et à condition d’arriver à éviter sa compagnie au cours de ces crises, on pourrait presque dire qu’elle n’a pas de défaut.

— Le temps que j’y ai passé, je l’ai toujours mieux employé que toi, père, observa tante Pol d’un ton acide. Pour autant que je me souvienne, pendant toutes ces années-là, toi, tu menais une vie de bâton de chaise dans les bouges du front de mer, à Camaar. Après quoi il y a eu cette période d’une grande élévation que tu as consacrée à t’ébaudir avec les ribaudes de Maragor. Je suis sûre que ces expériences ont ineffablement contribué à élargir ton sens de l’éthique.

Sire Loup eut une petite toux gênée et détourna le regard.

Derrière eux, Mandorallen s’était remis en selle et avait entrepris de redescendre la colline. Campée sous l’arcade, la dame le regardait s’éloigner, et le vent s’engouffrait dans sa cape rouge, qu’il gonflait comme une voile.

 

Il leur fallut encore cinq jours pour atteindre l’Arend, qui marquait la frontière entre Arendie et Tolnedrie. Le temps était allé en s’améliorant au fur et à mesure qu’ils avançaient vers le sud, et il faisait presque chaud lorsqu’ils arrivèrent au sommet de la colline qui surplombait la rivière. Le soleil brillait de tous ses feux, et quelques nuages duveteux filaient au-dessus de leurs têtes, dans la brise du matin.

— C’est de là, sur la gauche, que part la Grand-route de Vo Mimbre, remarqua Mandorallen.

— Oui, acquiesça sire Loup. Descendons faire un brin de toilette dans ce vallon, près de la rivière. On attache une grande importance aux apparences à Vo Mimbre, et nous n’avons pas envie de passer pour des vagabonds.

Trois silhouettes encapuchonnées dans des robes de bure étaient plantées au carrefour dans une attitude pleine d’humilité, la tête basse et les mains tendues en un geste implorant. Sire Loup mit son cheval au pas et s’approcha d’eux. Ils échangèrent quelques mots, puis il leur donna une pièce à chacun.

— Qui sont ces hommes ? s’enquit Garion.

— Des moines de Mar Terrin, expliqua Silk.

— Mar Terrin ? Qu’est-ce que c’est ?

— Un monastère du sud-est de la Tolnedrie. C’est là que se trouvait jadis Maragor. Les moines s’efforcent de consoler les esprits des Marags.

— Sire Loup leur fit un signe de la main et ils passèrent à leur tour devant les trois humbles silhouettes plantées sur le bord de la route.

— Ils disent qu’ils n’ont pas vu un seul Murgo depuis deux semaines.

— Vous êtes sûr de pouvoir leur faire confiance ? demanda Hettar.

— A peu près. Les moines ne mentent jamais.

— Alors ils raconteront à tous ceux qui le leur demanderont qu’ils nous ont vus passer par ici ? releva Barak.

— Ils répondront à toutes les questions qu’on voudra bien leur poser, confirma sire Loup, en hochant la tête.

— Que voilà une vilaine habitude ! grommela Barak, d’un air sombre.

Sire Loup haussa les épaules et prit la tête de la colonne pour les mener entre les arbres, le long de la rivière.

— Voilà qui devrait faire l’affaire, décida-t-il en mettant pied à terre dans l’herbe épaisse d’une clairière.

Il attendit que les autres soient également descendus de cheval.

— Parfait, commença-t-il alors ». Nous allons donc à Vo Mimbre. Je veux que vous fassiez tous très attention à ce que vous direz. Les Mimbraïques sont très susceptibles, et des propos tout à fait anodins pourraient être reçus comme des insultes.

— Je pense que tu devrais mettre la robe blanche que Fulrach t’a donnée père, coupa tante Pol en ouvrant l’un des balluchons.

— Je t’en prie, Pol, protesta sire Loup. Je suis en train d’essayer d’expliquer quelque chose.

— Ils ont compris, père. Tu as toujours tendance à délayer, commenta-t-elle en étalant la robe blanche devant elle et en la regardant d’un œil critique. Tu aurais tout de même pu faire un peu attention en la pliant ; elle est toute chiffonnée.

— Ne compte pas sur moi pour mettre ce truc-là, déclara-t-il d’un ton péremptoire.

— Allons, père, reprit-elle d’un ton suave. Tu sais bien comment ça va se terminer : nous en discuterons peut-être pendant, une heure ou deux, mais tu finiras par la mettre, alors pourquoi ne pas nous dispenser de ces formalités fastidieuses qui en plus font perdre du temps ?

— C’est complètement idiot, se lamenta-t-il.

— Il y a tant de choses complètement idiotes, père... Je connais les Arendais mieux que toi. Autant avoir le physique de l’emploi ; tu n’en seras que plus respectueusement traité. Mandorallen, Hettar et Barak vont revêtir leur armure ; Durnik, Silk et Garion porteront les pourpoints que Fulrach leur a donnés en Sendarie ; moi, je vais mettre ma robe bleue, et toi, ta robe blanche. Si, père, j’insiste.

— Tu quoi ? Non, mais enfin, Polgara...

— Allons, père, du calme, le rasséréna-t-elle distraitement, en examinant le pourpoint bleu de Garion.

Le visage de sire Loup devint d’un rouge inquiétant, et on aurait dit que les yeux allaient lui sortir de la tête.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? reprit-elle avec un regard indifférent.

Sire Loup préféra ne pas relever.

— Il est aussi sage qu’on le dit, observa Silk.

Une heure plus tard, ils chevauchaient sur la grand-route de Vo Mimbre, sous un ciel ensoleillé. C’était Mandorallen qui menait la marche, revêtu de son armure, un étendard bleu et argent à la pointe de sa lance. Barak était juste derrière lui, en cotte de mailles étincelante et cape de peau d’ours brun. Sur l’insistance de tante Pol, le grand Cheresque avait démêlé sa barbe rouge et même refait ses tresses. Sire Loup ruminait tout seul dans sa robe blanche, tante Pol imperturbable à son côté, sous sa courte cape doublée de fourrure, la lourde masse de ses cheveux d’ébène retenue par un bonnet de satin bleu. Garion et Durnik n’étaient pas très à l’aise dans leurs beaux atours, mais Silk arborait son pourpoint et son bonnet de velours noir avec une sorte d’arrogance jubilante. La seule concession de Hettar à ce cérémonial résidait dans le remplacement par un anneau d’argent martelé du lien de cuir avec lequel il nouait habituellement sa mèche crânienne.

Les serfs et même les rares chevaliers qu’ils croisaient le long de la route s’écartaient respectueusement pour les saluer. C’était une belle journée, la route était bonne, et leurs chevaux avançaient bien. Au milieu de l’après-midi, ils arrivèrent au sommet d’une colline qui descendait doucement vers les portes de Vo Mimbre.

La Reine des sortileges
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